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Lundi 19 février 2001.

Guate… - Santa Cruz.

La ville de Guatemala est toujours aussi repoussante ! Des façades noircies par les gaz d’échappements de bus, des trottoirs aux dalles disjointes et aux plaques d’égout manquantes, des magasins sans vitrines, de petites échoppes où les marchandises s’entassent jusqu’au plafond… La zone ! Je vais à pied de la 12° à la 21° rue où se trouve la gare routière de Panajachel, « Pana », comme on dit ici. Bruit, fumée, crasse, passants sortant du nuage noir laissé dans le sillage d’un bus… Tout le monde se promène le mouchoir ou la main sur les naseaux ! C’est décidé, je ne reviendrai pas à Guate, je passerai la dernière nuit à Antigua, à quarante kilomètres de ce cloaque immonde. La gare routière n’est qu’un parking minuscule au bord du trottoir, un endroit où on risque à tout moment de se faire écraser par un car qui démarre ou qui recule dans un concert de klaxon et une chorale de hurlements et d’appels. Le car est là, il se remplit lentement. Il faut prendre son mal en patience ! Quand il est presque complet, à neuf heures et demie, il s’élance enfin. Il reste une bonne vingtaine de strapontins ou des places dans les coins : alors c’est le racolage tout le long des rues. Un employé, juché sur l’échelle arrière du véhicule ou sur le marche-pied, crie « Pana ! Pana ! Pana ! », saute en marche, court sur le trottoir parmi les piétons ou les gens attendant un bus, s’empare d’un enfant, d’un baluchon, et le passager court derrière lui et saute à la volée… sans que le bus ait besoin de s’arrêter. C’est vraiment du spectacle de haut niveau ! Vendredi, le chauffeur de taxi me racontait que le plus grand nombre d’accidents en ville est dû aux descentes et montées dans les transports en commun… Je veux bien le croire. Il paraît qu’on ne compte plus le nombre de gens qui tombent des camionnettes… je crois plutôt qu’ils sautent ! Ici, si on n’est pas leste, on descend trois cents mètres plus loin que prévu !

>Durant les trois heures de trajet, le chauffeur conduit plutôt sport, mais assez bien. Le seul ennui, c’est que j’ai un montagnard un peu arriéré à côté de moi, alors il est assis les cuisses bien écartées, alors il ne me laisse plus de place pour mes pattes, et comme il croise les bras en écartant les coudes, je suis coincé contre la fenêtre. Par moments, je me demande s’il ne fait pas exprès ! Comme il porte un gros blouson bien épais en imitation similicuir, ça n’arrange rien : c’est tout juste si je peux respirer ! peu avant Solola, nous entamons une descente à fort pourcentage, et les volcans apparaissent au loin, puis le lac couleur de lapis-lazuli… Solola est un peu encombré, car c’est la fin du marché. Ce qui me surprend, c’est que parmi les camelots, on trouve souvent des occidentaux ou d’anciens hippies vendant les mêmes pacotilles que sur les trottoirs de Clignancourt ou sur la place Clemenceau de Pau…

Panajachel est un bourg sans caractère, sans autre intérêt pour le touriste que des restaurants proposant des pizzas, des hamburgers, et des plats essayant d’imiter notre nourriture occidentale. Des maisons sans caractère se déguisent en pub machin pour attirer les dollars du touriste assoiffé, en pizzeria truc ou en chouette disco… Rien de typique : c’est Pattaya, Biarritz, Corfou ou Bali, mais ce n’est pas le Guatemala. C’est du touristique pur sucre ! La calle Santander, principale rue commerçante regorge d’objets souvenirs : les belles sculptures en véritable bois d’arbre, les superbes chapeaux en authentique paille et les vêtements tout droit sortis des filatures industrielles… tout n’est pas de mauvais goût, ni forcément laid, mais c’est le contexte qui me fait paraître ces objets affreux ! Je fuis ! Je prends un « lancha » pour longer la rive du lac jusqu’à Santa Cruz où je compte me réfugier au calme. Là, au moins je ne risque pas de me faire écraser, il n’y a qu’une voiture. Elle monte et descend entre le village accroché comme un nid d’aigle à sa falaise et l’embarcadère où arrivent les marchandises. Je monte jusqu’au bourg à pied par un chemin grossièrement pavé accusant un tel pourcentage que je me demande comment la voiture arrive à grimper quand elle est chargée à bloc ! Dans le bourg aux ruelles pentues, je ne vois que des enfants criant et riant aux éclats. Des petits dessinent dans une minuscule cour d’école, des fillettes jouent au basket sur la place, des gamins viennent chahuter autour de moi. J’ai pris pension à l’hôtel « l’Iguana Perdida », alors je redescends car le repas est prévu à dix huit heures trente. Devant le restaurant largement ouvert sur le lac, une terrasse ombragée. Dans un coin, couché sur une table, un barbu poilu se fait masser par une minette maigrichonne vêtue de tellement de chiffons qu’on dirait un porte manteau. Elle n’hésite pas à grimper à califourchon sur le dos du poilu et à lui triturer le vertèbres. Personne ne s’intéresse à cette scène incongrue, sauf moi. Je dois avouer que je suis surtout intéressé de savoir si la table va tenir le coup jusqu’au bout ! Soudain, la masseuse met pied à terre, le guignol se remet sur ses pattes poilues, et voilà qu’ils s’embrassent en se tapant doucement dans le dos, comme s’ils venaient de perdre un être cher… Puis ils se saluent, les mains jointes devant leur visage empreint de calme et de sérénité, et ils reviennent vers le halo de lumière jaune pour dîner. C’est la convivialité, nous sommes une cinquantaine de touristes à manger à de grandes tables communes. Je me retrouve avec des Suisses germanophones et des allemands. C’est très « baba cool », ça ressemble un peu à l’Afghanistan ou au Népal que j’ai connu dans les années soixante-dix… mais à l’époque, j’avais vingt ans ! Moi qui ai fui l’ambiance hot-dog de Pana, je me retrouve dans une soirée pancake ! Le dîner, c’est convivial, aussi : libre service, des sauces aromatisées et des plats végétariens. Comme il n’y a pas d’électricité dans les petits hôtels du bord du lac, on s’éclaire comme autrefois, au temps où notre planète n’était pas encore polluée par cette tentaculaire société de consommation que chacun ici, rejette pour un soir au moins ! C’est le retour aux sources, l’inconfort calculé pour « faire authentique »… ça a l’air de plaire ! Moi, ce qui m’énerve, c’est que le vent éteint la bougie sans arrêt et fait fumer la lampe en répandant un affreuse odeur de pétrole. Alors pour ce qui est du retour à la nature, c’est raté : je finis par avoir l’impression de manger dans une station service ! Après ce dîner plutôt mauvais à mon goût, je me réfugie dans ma piaule pour écrire à la lueur vacillante de ma chandelle. J’entends les « baba cools » chanter autour du couillon qui gratte sa guitare… Tiens, ça ne loupe pas, on a droit à Bob Dylan ! Ils aiment ça, les mangeurs de tofu, le retour à l’authentique… ils se le créent eux-mêmes en se serrant en rond autour de leur guitariste « dylanesque »… Au moment de payer l’addition, je ne sais même pas à qui m’adresser : tout le monde semble patron ici. Paradis terrestre, Sodome, Gomorrhe, je ne sais pas, mais je regrette bien de ne plus être au Guatemala ce soir. Faut pas charrier ! le tourisme, c’est plus digeste quand c’est bien dilué !

 

Mardi 20 février 2001.

Santa Cruz – San Pedro.

À cinq heures, pas un chant d’oiseau, pas un coq, pas un souffle d’air… l’obscurité totale. Je sais que le lac est juste là devant, les volcans là bas au fond, mais je ne vois rien, sauf le ciel où brillent de rares étoiles… Ou mes yeux s’habituent lentement à l’obscurité, ou ce sont les premières lueurs du jour qui me permettent de deviner la masse noire des deux mamelons volcaniques là-bas, de l’autre côté du lac Atitlán. Les vaguelettes, contre la coque des bateaux, font un bruit de succion, un peu comme si un monstre géant étanchait sa soif en lapant l’eau noire. Brusquement, avec la soudaineté de ces levers de jour sous les tropiques, l’horizon blanchit, se teinte d’or, puis de pourpre. Un ciel sans nuage, turquoise efface les étoiles une à une… le volcan San Pedro semble se rapprocher tant ses détails apparaissent avec précision. L’eau prend une teinte outremer, un chant de coq se fait entendre, tout là-haut dans le village. Une ombre furtive, puis deux, puis trois, une barque démarre et s’éloigne : ce sont des paysans rejoignant leur terre, quelque part dans ces montagnes abruptes. Dans quelques instants, le silence fera place au bourdonnement des bateaux : une autre journée commencera !

Je monte dans une « lancha », cette barque collective qui me mène en faisant des sauts de puce, tout le long de la berge jusqu’à San Pedro. Je déjeune au restaurant « El Fondadero ». C’est pas très cher, mais rien n’est bon : ni les bananes frites, ni les œufs brouillés, ni le reste… seul, le décor me console, car je domine le lac. Je grimpe la rue pavée jusqu’au centre du village. Pas beaucoup de monde car le jour de marché, c’est le dimanche, ici. Je redescends une rue pavée et je prends une chambre à l’hôtel San Pablo. Au rez-de-chaussée, le poste de police, au premier, les chambres… Si je suis cambriolé, je n’aurai pas besoin d’aller très loin pour me plaindre ! Je vais pouvoir dormir sur mes deux oreilles, ma chambre est sous haute surveillance.

Je n’ai qu’à suivre la rue pour arriver à l’embarcadère des bateaux de Santiago. Le port, ce n’est qu’une jetée aux planches disjointes clouées sur des pieux de bois plantés tant bien que mal sur le bord du lac. Pour l’instant, seuls deux bars sont ouverts : le Nick’s Place ( le petit frère de celui qui est à l’autre embarcadère ), et l’Elena. Mais la rive est un véritable chantier, et bientôt, huit autres restaurants, en construction pour l’instant, ouvriront leurs portes. En attendant l’heure du départ de la « lancha » pour Santiago, je passe un moment avec des enfants adorables dans les rochers, alors que leurs mamans lavent énergiquement le linge. Plus loin, un groupe d’adultes et d’enfants trient des oignons et les attachent en bottes. Les adultes se racontent des histoires entre deux éclats de rire, les enfants piaillent et n’ont pas l’air malheureux… mais l’école que j’ai vue en haut du village, elle n’est pas pour eux !

Dans la « lancha », Julio, un habitant de la capitale tombé amoureux de la région, m’explique l’agriculture des rives du lac : des caféiers, des plantations d’oignons, du maïs… une tentative de reboisement… Les autochtones arrivent à vivre à peu près décemment. Le touriste encourage l’artisanat et apporte quelques revenus aux femmes des villages alentour qui réussissent ainsi à vendre leurs broderies, dentelles ou autres tissages. Malheureusement, la corruption endémique des responsables de haut rang ne facilite pas l’essor du pays !

Dès mon arrivée à Santiago, je suis assailli par une dizaine d’enfants d’une école. Ils faisaient un jeu de relais avec leur institutrice. Quand ils m’ont vu filmer, ils sont venus vers moi et m’ont suivi. Fini le cours d’éducation physique !

Je monte, par une rue bordée d’échoppes pour touristes jusqu’au marché. Le village n’est pas beau du tout ! Seuls les gens sont intéressants, car leur gentillesse est extraordinaire. Ils sont toujours prêts à causer, à expliquer, à répondre à mes questions qui doivent leur paraître très naïves. Le marché couvert regorge de fruits, de légumes, de tomates et d’ananas. La viande est bien appétissante, et les mouches le savent. Il vaut mieux aller à la boucherie le matin de bonne heure ! Les femmes portent une tenue colorée composée d’un long pagne étroit ressemblant étrangement au sarong asiatique, noué à la taille, et d’un boléro assorti par-dessus lequel elles arborent un large col de dentelle blanche. Sur leur tête, une grande pièce de tissu de forme carrée fait office de coussin au moment de porter une charge. Les hommes chaussés de sandales de cuir, portent un curieux pantalon tantôt blanc, tantôt très coloré, assez large, s’arrêtant à mi-mollets, un petit gilet, une ceinture bariolée très large, et l’inévitable chapeau de ranchero. Ce qui est curieux, c’est que toutes les petites filles sont vêtues de tenues locales, alors que les garçons ainsi que tous les jeunes gens sans exception, portent des vêtements européens. Dans quelques années, les coutumes vestimentaires se seront perdues… Alors il vaut mieux fixer sur la pellicule ces dernières images !

Deux gamines de sept et huit ans me proposent de me guider dans le dédale de ruelles de la haute ville pour aller voir « le Señor Maximón ». Alors que je négocie le prix de leur service, à la table d’un petit restaurant, des touristes étrangers me regardent avec mépris. Ils m’entendent parler d’argent avec les gamines, et je suis sûr qu’ils me prennent pour un pédophile. Voilà autre chose : on ne peut plus côtoyer un enfant dans les pays du tiers-monde sans éveiller les soupçons de quelques occidentaux qui voient le mal partout. En réalité, les pervers, ce sont eux, distribuant les chewing-gums et les bonbons de leurs sacs à main, créant des besoins chez les enfants et encourageant la mendicité sur leur passage ! Notre monde « civilisé » est bien pourri et les âmes bien pensantes bien détestables… Je pars donc avec les deux gamines par les ruelles poussiéreuses du village. Chemin faisant, elles me racontent qu’elles ne vont pas à l’école parce que c’est trop cher, qu’il faut acheter les cahiers, le cartable, les crayons… Elles ne savent pas lire et ne sauront peut-être jamais. Nous arrivons, au fond d’un étroit passage, au lieu de résidence du Señor Maximón. Il porte des lunettes noires, deux chapeaux de vaquero l’un sur l’autre, et son buste est couvert d’écharpes multicolores. Il trône au centre d’une pièce minuscule où la fumée d’encens prend à la gorge. Señor Maximón, lui, ça ne le dérange pas, car il fume à longueur de journée des cigarettes américaines et de gros cigares que les visiteurs lui plantent dans le bec. Il apprécie aussi les cadeaux en nature : eau-de-vie, Whisky… et bien sûr, il faut laisser un petit billet dans la conque se trouvant devant lui. Les touristes sont les bienvenus : on leur fait payer dix quetzales par photo, et cinquante pour filmer ! Il doit être très riche, le señor Maximón ! Quand il a soif, on lui fait boire sa dose d’alcool fort, en le penchant en arrière, de façon à ce qu’il ne bave pas sur ses beaux vêtements. Alors, on entend le léger clapotis du liquide qui coule dans une cuvette placée sous le siège… Les gardiens n’auront plus qu’à récupérer la liqueur pour la boire à leur tour ! Vu leur visage violacé, les gardiens, ils ont l’air d’aimer ça ! Ah oui, il faut tout de même que je précise que le Señor Maximón est une statue de bois au visage cireux. Les pèlerins viennent le supplier ou le remercier pendant qu’un officiant leur tape sur la tête avec un livre ou avec des baguettes, le tout dans une épaisse et âcre fumée bleue. Pendant la Semaine Sainte, la statue traversera la ville pour se rendre dans sa nouvelle demeure où on l’hébergera pendant un an.

La barque revenant à San Pedro est tellement bondée que je dois m’asseoir sur le fond. On revient tout doucement pour ne pas que l’eau passe par-dessus bord… Aucun gilet de sauvetage : si la barque coule, ceux qui ne savent pas nager s’accrochent à ceux qui savent : ainsi tout le monde se noie !

En fin d’après-midi, je vais, par un petit sentier le long du lac, chez Michel, un Toulousain marié à une fille du village. On m’a dit qu’il tenait un petit restaurant au bord du lac. Pas facile à trouver, sa cabane au milieu des bananiers, des orangers, des séchoirs à café… L’accueil est plutôt bizarre : il regarde un match de foot dans l’unique pièce de sa petite maison avec un copain français. Je demande une bière : « Bien sûr ! Tu vas au réfrigérateur, tu te sers ! » C’est un peu comme à « l’Iguana Perdida », on est patron dès qu’on arrive, dans ces lieux un peu surréalistes… Juste deux tables et cinq fauteuils grossièrement fabriqués en rotin sous trois arbres dans une minuscule cour poussiéreuse. La douche-wc est une minuscule cage en bambou, la vaisselle s’entasse dans un cageot en plastique. Ce n’est pas très engageant pour y manger… Dans le sentier, derrière la palissade de planches mal équarries, je vois passer tout une faune de zombies barbus et chevelus… Un rythme répétitif sur un tam-tam jette là-dessus une note lancinante. Je suis dans le « quartier réservé ». Ici, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ! Je n’ose pas critiquer, c’est peut-être le renouveau de cette vague hippie qui n’a pas réussi à changer le monde des années soixante-dix… alors… Quand Michel se décide à parler, c’est super : il porte un jugement lucide et sensé sur le Guatemala qu’il semble connaître plutôt bien ! Des Français du « Grand Sud-Ouest » viennent boire un verre et dîner, et Michel se met aux fourneaux. En fin de compte, j’aimerais bien rester avec eux une partie de la soirée. Il ne faut pas se cantonner à la première impression, je viens d’en avoir la preuve ! Mais je préfère partir, car le sentier n’est pas éclairé, et je ne voudrais pas me perdre dans les buissons. Je marche un peu dans l’étroit chemin obscur, puis je retrouve la rue éclairée menant directement à l’embarcadère. Je dîne chez Nick’s. Musique Pop, touristes calcinés par le soleil sur les pentes des volcans, chacun est dans l’ambiance pour ingurgiter sa pizza. En passant devant le grill, j’ai remarqué des sortes de ficelles semblables à des serpents se tordant de douleur sur la grille. La cuisinière m’explique que ce sont des intestins de bœuf tressés, et que c’est très bon… Hé bien, accompagnés de riz, de patates et de bananes frites, c’est un régal ! Avec en plus une bière « Gallo » avec de la buée sur la bouteille pour faire passer le tout…

 

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